UN CHARIOT



Réparant un vieux chariot, An change d’état de conscience. De retour à l’état ordinaire, il ne retrouve rien de ce qu’il a connu auparavant ; il n’y a ni la maison ni ses amis. Tantôt dans un monde imaginaire, tantôt dans le monde réel, An erre dans la forêt.




Un rude hiver. Le pays recouvert de neige, les rivières prises de glace, la terre durcie. Le brouillard givrant ne lâche pas, enveloppe, réduit le monde à un seul endroit - la maison.

A l’intérieur, dans une isba, il fait bon. Le feu brûle : l’on sent le bois de sapin, la fumée et l’odeur du lait. Sur le plafond de la pièce, les reflets des flammes s’amusent, se cachent et se retrouvent. En silence, An observe le jeu des lumières.

Au loin, le hurlement d’un loup. Probablement affamé, il rôde dans le voisinage. Le feu doucement s’assoupit. De nouveau un hurlement. An regarde le feu. 

- Cette vieille voiture couverte de foin dans la grange, pense-t-il ... Le grand-père disait qu’elle venait de loin ... C’est étrange qu’elle soit encore là ... Oui ... Demain j’irai voir ce vieux chariot ...

Au matin, il nettoie le foyer et le feu reprend facilement. A travers les fenêtres couvertes de givre, la lumière du jour entre dans la pièce. An sort dans la cour et entre dans la grange, écarte le foin ... 

- Mais ce n’est qu’une caisse sur deux roues ! se dit-il. Le chariot a dû être construit loin d’ici, il n’y a pas de pareils chez nous. Plein de boue et de poussière, sa partie arrière cassée ... Peut-être pourra-t-on encore en faire quelque chose.

An travailla jusqu’au dégel du printemps. Il remplaça les planches de la caisse et renforça les roues, tailla un nouveau timon et prépara l’attelage pour le cheval. Un troupeau d’oies sauvages survole la grange. An entend le bruit des ailes et puis, voit, dans le ciel, derrière les oiseaux, un cortège ... Une foule d’étranges personnages. 

Un chevalier se détache du ciel ...



... il est assis sur une magnifique chaise, entièrement sculptée et, 
par endroits, ornée de velours ... sans doute est-ce un prince ; 
son épée s’appuie contre la chaise ... 

... il se lève et dit : « Posez-le ici ! ». La voix est claire, 
sans déformation, ne laisse pas le temps de réfléchir ...

... le chevalier monte dans un chariot. 
Il roule vite, laisse derrière lui un nuage de poussière. 
Hue ! hue ! ... crie le charretier ...
... et ils volent au-dessus d’une rivière et l’eau gicle autour d’eux ... 

... entre les nuages ... le chevalier s’assoit à une petite table ...
... sur un geste de sa main, on lui apporte une grande feuille de papier... il écrit vite, sans corriger, signe ... met du sable ...
... se lève ... « Mettez aussi ce document » dit-il ...

... et le chariot vole au-dessus des arbres et les oiseaux 
et les sangliers effrayés le regardent ...

... et ils volent dans les nuages, au-dessus des châteaux, 
et l’on voit comme ils volent ...

Content de son travail, An prend un peu de bois dans la grange et retourne à la maison. L’air est clair, rempli de la rosâtre lumière du soleil, mais il n’y a plus de maison, et les arbres sont différents. Pourtant, le ciel est le même ...

... la modélisation du processus de l’observation permet 
la simulation de la réalité d’un individu virtuel ...


- Ne simule pas, observe, répond An à la voix venant du ciel.

... aucune objection n’est nécessaire. L’émergence du concept de 
simulation indique que nous sommes sur le sentier de la pensée. 
Que disent d’autres anges ?

- Simulons ! Simulons ! crient-ils.

- Mais quoi ? demande-t-il tranquillement.

... pour commencer, nous proposons de programmer et, ensuite, 
de synthétiser un individu doté de la connaissance qui lui permettra d’évaluer correctement sa position dans l’environnement dans lequel il sera placé.

- Alors ce sera l’individu qui prendra conscience de sa présence ?

- Voyons, voyons cet individu, s’écrient les anges.



An rôda plusieurs jours à la recherche de sa maison. Il trouva le hameau où il habitait, mais personne ne le reconnut, et lui ne connaissait personne.

A cet endroit, deux rivières confluent. Les rivages sont hauts et sablonneux, la forêt n’est pas très dense. Dans une petite clairière ensoleillée, protégée du nord par la forêt, avec de la terre, de l’herbe, de l’osier et de la paille, il construit une hutte et y habite. Bien qu’il chasse, les animaux n’ont pas peur de lui ...



... au fond de l’eau de la rivière - un poisson ; 
entre les pierres ... immobile,
jaunâtre, parfois rouge ou violet, 
et maintenant non poisson,
mobile, esprit de la rivière ...

Au fond de la forêt,
entre les arbres, une lumière. 
Un feu ? Le soleil ?

La lumière de plus en plus forte,
et le poisson jaune-rouge,
sort d’entre des arbres,
agite la queue, heureux.

Sait-il ? Peut-être ;
et il s’envole au ciel
et tombe dans l’eau ...
jaune et rouge ...
Et les vents d’automne sont arrivés, 
avec les nuages, comme toujours et de la pluie.
Sur la rive gauche de la rivière la mousse blanche,
et le poisson s’envole de nouveau,
s’infiltre dans la main,
immobile - son oeil froid rit :
Viens avec moi dans la rivière !

Eclate l’eau en milliards de gouttes,
retombent les débris de la mémoire,
vibrent dans le courant vert de la forêt ...
les cercles et les vagues de la transformation.



Les années passent. De nouveau, les corbeaux et les loups se promènent sur la rivière gelée. Les vents soufflent sans trouver d’obstacles, créent des châteaux blancs de neige. Les milliards de formes gelées scintillent, clignotent, enchantent. Le pays blanc et noir.

Les voisins l’aidèrent. Ils apportèrent les pierres et du bois pour la construction de la maison. Avant la fin de l’été, elle fut déjà sous toit. Elle sentait la résine et la mousse, et des fleurs sauvages se ressemèrent autour d’elle.

Près de l’entrée, quelqu’un abandonna le train avant d’un chariot et, depuis, ce lieu fut appelé « Le Chariot ». Avec le temps, le nom se transforma en « Cario ».


 



Tout près de la maison, il y a un puits profond. En été, au lever du soleil, An se penche sur ce trou profond et entend une faible voix qui dit :

 



« Va au bout de ton chemin, va au bout de toi, jusqu’à l’absurde et plus loin encore. Je serai là, à ton arrivée, à ton arrêt, pour te souhaiter un nouveau départ dans ta métamorphose éternelle. »