SAHOR
ou
je viendrai




- Eh bien, il me semble que nous avons appuyé un peu trop fort ...
- Oui, le monde est vraiment fou. 

 

- Heureusement que nous sommes là, pour le sauver. Soit. Tu sais, Arol, pendant l’opéra, et ce n’est que maintenant que je m’en rends compte, j’ai jeté plusieurs fois un coup d’oeil sur mon anneau au camée. Comme ça, sans le vouloir ... Et chaque fois, mes pensées allaient vers notre grand-mère Bella ... N’as-tu pas l’impression que l’opéra a été un peu dans son genre ?
- Ah oui, tu as raison.

 

- Mais ne nous dispersons pas. A l’attaque ! A nous le tube de réalité ! 
- Nous avons donc conclu que la matière contenue dans le tube est homogène, uniforme, je ne sais pas, grise, peut-être blanche, une proto-matière vide de sens ... Mais, alors, comment se fait-il que, en appuyant sur le tube, nous observons différents « connus », différentes formes ou, encore, une pâte « colorée » de sens ?

 

- Voilà une bonne question ! Je m’installe dans le fauteuil anatomique
et mets en marche la logique,
j’ouvre la soupape du tube,
et je regarde ce qui ... ube ... ube ...
Arol ! Trouve-moi vite une rime pour tube ... ! ...
Bien, tu n’as pas ... alors je ferme cette soupape
et de nouveau je m’installe sur le canap .. é ... hm ... oui ... aa ... oui ...
- An, arrête. Je vais te dire quelque chose : la pâte dans le tube est vide de sens, sans forme ... Mais pour qui ? Eh bien, pour nous ! 
Et nous sommes où ? Nous sommes à l’extérieur du tube. 

 

- Certes, pour celui qui est à l’extérieur du tube la pâte, dans son intérieur, n’a pas de sens car elle n’a pour lui ni temps ni espace, on l’a déjà bien vu ... 
Ce n’est que ce qui a « son » temps et « son » espace, ce qui abrite « son » connu, un connu à lui, subjectif, qui a un sens pour lui. Si un observateur pénétrait à l’intérieur du tube pour examiner la pâte, il observerait des objets résultant de la désintégration du connu, et qui possèdent, bien sûr, leurs temps et espaces...
- Ça, c’est un autre aspect du problème. Mais An, je t’en prie, restons en dehors du tube et continuons notre « vol » en traitant la pâte comme quelque chose d’inconnu, dépourvu de sens ... Qui ne peut avoir ni le temps ni l’espace.

 

- Hélas Arol, c’est impossible. Une nouvelle couche du connu s’est déjà superposée à la vieille ! A présent, dans nos esprits, la pâte existe, car elle est composée d’objets ; appelons-les « sens primitifs », produits par la désintégration du connu.
- D’accord. Et, en conséquence, ce n’est que si ces « sens primitifs » sont infiniment simples ou, encore, leur désintégration totale ou, encore, leur sens infiniment vieux, que l’on pourrait dire que la pâte, qu’ils composent, est un « inconnu », un « sans-sens ».

 

- Oui, et tout cela pour dire que, dans une telle pâte « infiniment simple » ou infiniment vieille, des connus-sens infiniment nouveaux ou, encore, complexes, sont virtuellement présents ou, plus précisément, que le sens-connaissance infiniment complexe peut apparaître à la sortie du tube.
- J’avoue, ta logique ... elle n’est pas si mal ... Laisse-moi aussi tirer un peu de pâte de mon tube ... Je compléterais ton idée en disant que, pour engendrer une grande variété du nouveau sens à l’extérieur, il faut que la grandeur de l’ouverture du tube soit telle qu’elle laisse passer un seul objet-sens à la fois : c’est-à-dire, un « sens primitif » de la pâte. 

 

- Oui, une ouverture comparable à la taille du « sens-primitif » de la pâte ... Alors, la quantité de sens différents créés à l’extérieur peut devenir presque infinie ... une création infinie ... 
... pour devenir à son tour une pâte unie dépourvue de sens ...
.... Energie .... 

- An, arrête tes fugues dans l’infini. Descends ici, dans notre dure réalité et remarque que nous avons établi, sans le vouloir, que les « sens primitifs » de la pâte sont durs, inflexibles, comme nous dans notre démarche ... Je veux dire par là qu’un « sens primitif » ayant la taille un peu plus grande que l’ouverture ne passera pas, ne changera pas sa forme pour passer à travers le trou. 

 

- Oui. Mais où cela nous mène-t-il ?
- Au problème de l’intelligence. Mais, laissons-le de côté : toi, tu n’as rien à voir avec cela, c’est un concept trop dur pour toi. Et puisque c’est ainsi, en continuant notre discussion, je te fais remarquer, encore une fois, que l’on ne sait même pas quand, nous avons introduit dans notre modèle la notion de la discontinuité de la matière dans le tube !

 

- Ton agressivité me donne de l’énergie ... En effet, chacun des « sens primitifs » de la pâte est séparée, différenciée des autres ... Même autonome ... Possède son propre sens ... Sa subjectivité ... Et cela afin d’assurer la possibilité d’être reconnu à la sortie du tube de réalité. Ha ! Voilà pourquoi cette dureté ... Si méprisée par toi !
- Aïe ! J’ai appuyé un peu trop sur ton tube. Attends, pas si vite ! Je vais répéter cela : « Séparé des autres afin d’être reconnu ? ».

 

- Oui. Il y a « quelque chose » dans cette idée. Je ne sais pas encore quoi ... 
Une séparation, une différentiation afin d’être perçu, remarqué, observé ... Reconnu ... Connu ? Trouver le sens ? Moins dur ? 
    Je me sens envahi par une étrange fatigue ... 
        Ces sens, séparations, infinités ... 
Arol, si on en finissait pour aujourd’hui ... Je vais me coucher ... 
    J’ai besoin de repos ... J’ai besoin de me séparer de ces concepts ... 
        Ah ! Me séparer ... ... Pour être observé ? 
            Avoir mon temps et mon espace ... individuels ... subjectifs ...
                Se séparer des autres afin d’être remarqué ... 

Mais pourquoi ?
    Une séparation pour permettre l’observation ? 
        Une séparation pour permettre la cognition ? 
            La création du sens ?
                Séparation ...
                    Désintégration ...
                        Division ... et ... union ...
Une division afin d’être observé ...
    Par qui ?
        La pâte ...
            Dans l’infini ...
                La Dame Blanche ...
                    La bouche du tube ...

 

 

 

 

 

La présentatrice du programme radiophonique « ÊTRE et NE PAS ÊTRE » avait une voix douce et agréable. Elle parlait de la connaissance. Des concepts compréhensibles et facilement assimilables émanaient de sa bouche sensuelle ... 

 


Le réseau des consciences unies, connu sous le nom de VIDE, est un ensemble d’êtres unis par la participation de leurs consciences à l’observation et à 
la cognition du réel. Comme tel, ce réseau constitue un être supérieur par rapport aux êtres participants.

 




.. à peine An a pu s’asseoir à une table dans ce petit restaurant, Sahor s’approcha de lui.

 

– Bonjours monsieur An de Crayen, dit-il. 

 

Il avait un vieux crâne, fait encore de l’alliage rotas. L’on voyait bien les renforcements et autres réparations dissimulés dans ses cheveux gris. 

 



Vite, An fit l’optimalisation du rapport temps-espace des agrégats conceptuels de sa connaissance. Evidemment, Sahor ne se rendait compte de rien. Pour lui, c’était un regard dans les yeux, une tape amicale sur les épaules, ou un mot.

Leur conversation tournait autour du rien ; pourtant, elle était essentielle dans leurs vies ... Puis Sahor sortit. 


La nuit tombait. La soirée était chaude. Une promenade dans le parc. Les arbres, la fontaine ... Il n’avait pas peur, il était certain que le moment était venu ... Un escalier ... Un vieil escalier en pierres, très large ... sans fin ... Où mène-t-il ? Chaud ... Il fait chaud et clair ... 

Il s’assoit sur l’escalier. Devant lui une mer de sable ... le désert.

Un prêtre descend lentement les marches. Une robe blanche, la tête découverte... Il est déjà là, tout près ... Immobile, comme une statue, regarde vers le nord. Ou peut-être encore plus loin ? 
A présent il fait moins chaud ... Assis sur l’escalier ... en robe blanche ... il regarde tout droit devant lui ... Vers le nord ? Et de nouveau la chaleur, et de nouveau la fraîcheur, le soleil et la nuit, le soleil et la nuit ...

L’escalier en pierre se couvre d’herbe ... Les marches se détériorent ... Et de nouveau le soleil et de nouveau la nuit ...

Assis sur un tas de pierres ... 
Le soleil et la nuit ... Le soleil et la nuit ... 

- L’addition, s’il vous plaît, dit-il. Oui, un café et un gâteau ... Merci ... Certainement ... Oui ... Un autre jour ... Je viendrai ...


Le programme radiophonique continuait ...

 


L’on appellera « matière » tout ce qui est connu de l’observateur : connaissance, mémoire, modèle, sens, forme, visible, possédé, accessible, 
explicite, compacté, manifesté, réalisé etc. La matière est une connaissance 
indiquant comment produire un champ conceptuel d’observation : 
le champ qu’est l’énergie. 

L’on appellera « énergie » ce qui est conçu, imaginé, symbolisé, valorisé, 
évoqué ou observé à la base de la matière. L’énergie est un champ conceptuel 
développé à partir de la connaissance contenue dans la matière lors de la phase 
d’accès du processus d’observation.

La matière est un champ d’observation condensé, elle est un concept du champ 
réalisé lors de la phase de l’acquisition du processus de l’observation. 
Elle contient les informations nécessaires pour créer un champ-énergie 

à partir duquel elle-même pourrait être recréée.

 

La salle se vidait lentement. Il se leva, ouvrit les fenêtres, jeta un coup d’oeil sur la pendule, passa sa serviette sur quelques tables, rangea les chaises et, en silence, s’envola par une des fenêtres.