LA REALITE
ou
une trace dans l’espace
Se promenant dans les couloirs et les jardins du vaisseau spatial, An et Arol arrivent au village de Cario où ils rencontrent d’autres personnes. En réalité, la planète Terre tout entière est ce vaisseau en route vers l’inconnu.
L’intervention de Bella, une vieille dame considérée par tous comme la grand-mère, provoque le transfert de consciences d’An et d’Arol. Ils se retrouvent dans le monde - réalité - du « Vol » où ils continuent à parler de la cognition.
A Cario, nous avons un endroit préféré où presque toujours quelqu’un est présent ; ou bien, il se passe quelque chose. Il est agréable de se reposer
« Sous le Frêne », à l’ombre de cet arbre immense. Deux grands bancs, une énorme table et un fauteuil en osier incitent à toutes sortes d’activités. Mais, à part son utilité, cet endroit a « quelque chose » et nous aimons être là.
- O ! Arol ! Je suis si content de te revoir ici, comment vas-tu ?
- Salut An ! Ce qui ne va pas, on n’en parle pas. Par contre, ce qui va, va bien, même trop bien ! Je réfléchis beaucoup à notre dernière discussion et je pense que, malgré l’impression de verser du vide dans du vide, il y a quelque chose dans tout cela. Et sais-tu ce que j’ai fait ? J’ai pris notre dernière conclusion comme base de départ et j’ai considéré un certain nombre de problèmes pratiques. Figure-toi que cela marche ! Très étonnant, mais vrai. Si tu as un peu de temps, j’aimerais discuter avec toi du problème de la créativité. Je pense que cela a un rapport direct avec ce que nous avons déjà dit.
- Discuter avec toi ? Mais je suis ici pour ! Vas-y ! Dis, où t’amène le « transfert d’Arol ».
- Nous avons parlé du mouvement, nous avons dit que le mouvement est
une « trace de l’inconnu », une trace du transfert ou, plutôt, son témoignage.
Bien sûr, un mouvement, ce n’est pas seulement un déplacement mécanique. C’est un changement dans tous les systèmes de références possibles. Notre conversation est aussi un mouvement, n’est-ce pas ? Et alors la création, dans un monde donné, devrait se manifester comme l’émergence de quelque chose ; un nouveau, un changement, une perturbation peut-être ... C’est évident, mais moi, Arol, vivant ici, dans ce monde, que dois-je faire pour créer ?
- Voilà ! La question ! s’écria la grand-mère Bella. Créer ! C’est l’affaire des dieux ! Ha ! Ha ! Ha ! rira-t-elle ... Regardez ! Là ! Vers le ciel !
... et elle rit ...
Regardez ! Là ! Comment se crée le vent !
Et le rire et le vent ...
Regardez ! Là ! Comment se crée le son !
Et le rire et la musique ...
Regardez ! Là ! Vers le ciel !
Et de nouveau le rire et le vent.
Regardez ! Là ! Comment naît la pluie !
Et le rire et la pluie et le vent ...
Regardez ! Là ! Dans mes yeux ils naissent !
Et le rire ...
Regardez ! Là ! Dans vos propres yeux !
Et de nouveau le rire, la pluie et la musique ...
Regardez ! Là ! Comment meurt le vent ...
Et le rire ...
Regardez ! Dans mes cheveux gris, le vent meurt ...
Et le rire ...
Regardez ! Comment meurt la musique ...
Regardez ! Là !
Regardez ! Ici ! Dans les yeux, dans le rire ...
Regardez ! Comment se crée ... comment meurt ...
Volna, la chienne d’An, a changé sa position. Durant ces événements, elle était couchée sur le dos, les pattes en l’air. A présent, elle a mis sa tête par terre, à plat, près d’une sandale d’An. Elle observait attentivement ce qui se passait « Sous le Frêne ».
- C’est ça, remarqua Arol.
- Oui, oui, soupira An.
- Waw ! résuma Volna de manière définitive.
La grand-mère Bella était toujours assise dans son fauteuil, en peu absente. Le silence tomba et dura un bon moment.
- Ah ! Mes enfants, An et Arol, dit-elle. Je suis tellement heureuse de vous voir ensemble.
Puis, se levant, Bella dit encore : « Il est déjà tard. Je vais voir à la cuisine. »...
...
...
...
...
- Ecoute Arol ! J’ai une idée. Ici, dans le vaisseau spatial, nous avons des conditions idéales pour réaliser différentes expériences. Notre vaisseau « Terre » est un système isolé et indépendant dans lequel pratiquement tout est « connu ». Alors, le phénomène de la « création » peut être facilement repéré et observé, justement grâce à cette séparation. Ici, où tout est connu, la génération du nouveau devrait être immédiatement remarquée, par exemple, comme un mouvement. Qu’en penses-tu ?
- An, c’est génial ! Et le moindre « nouveau » sortira immédiatement, la création se fera alors comme si on appuyait sur un tube contenant une pâte invisible, et la pâte sortant par l’orifice était l’oeuvre nouvelle.
- Oui ; ton tube, ce n’est pas tout à fait cela ... Mais, enfin, si on veut, on peut voir ce problème ainsi : je suis ouvert à tout.
- Si tu es vraiment ouvert, même à un tube, faisons une expérience.
- A quoi penses-tu ?
- Appuyons sur le tube.
- D’accord, essayons. Mais un tout petit peu seulement.
- Mais An, est-ce que ce « tout petit peu » sera une création ?
- Peut-être pas.
- Alors, qu’est-ce que la création ? Est-ce presser fort ?
- Oui et non. Remarque Arol, ton tube ... c’est notre réalité. Finalement, il n’est pas si mal, ton modèle. Très poétique ! Je le vois ainsi :
Ma tête : un tube contenant une pâte - « l’inconnu ».
Mes pensées : la pâte en train de sortir du tube de la réalité.
Mes oeuvres : la pâte gelée après sa sortie du tube - le « connu » .
- Très beau. Alors, l’on appuie ?
- Ecoute Arol, je ne sais pas comment te dire, mais j’ai l’impression qu’une création en appuyant sur le tube de réalité est une sorte de provocation, un jeu avec l’inconnu, avec le hasard, avec l’avenir et le passé ... avec le temps. Oui, surtout avec le temps. Avant que l’on décide notre expérience, réfléchissons encore. Peut-être la différence consiste-t-elle dans le fait que « appuyer peu » est inconscient tandis qu’une « poussée forte » est consciente ? Je ne sais pas. Dans tous les cas, « presser » est une action destructive sur le connu, une déformation de la réalité.
- Oui, dans ce sens, tu as raison.
- Pour moi, presser le tube c’est ... Dis-moi Arol, quel est le prix de cet acte ? Dis-moi, quel est le prix d’une modification de la réalité ?
- Je comprends tes objections, tu crains que le « nouveau », comme un venin de dragon, nous empoisonne, nous dévore. Non, ne soit pas si pessimiste. Le tube n’est pas un monstre. Nous vivons ! N’est-ce pas ?
- Tu veux dire que donc, nous le pressons sans cesse.
- Mais oui !
- J’appuie donc ! Un petit peu ...
Un téléphone, noir !
Prêt à plonger dans le monde ... en forme de sphère,
un monde en verre
couvert
d’une cape !
L’odeur de la viande
et de pommes de terre ?
Frappe !
Une barbe, une moustache, un pantalon et ...
une fleur.
- Mais enfin, Arol, arrête ! Tu vois que cela ne va pas !
- Pourtant, « quelque chose » sort. La pâte apparaît, une nouvelle matière qui, nous l’avons déjà dit, au moment de l’apparition, prend l’aspect du connu et ... Ecoute, c’est une idée ! Cette nouvelle matière couvre l’ancienne.
Simplement, la nouvelle pâte se déverse sur la vieille, le nouveau-révélé recouvre le vieux ...
- Dans cette représentation, un « appuyé sur la réalité » provoque la disparition du vieux. Oui, certainement, l’acte de création est la mort du connu ...
- Attends An, moi, je ne peux pas aller si vite. Attention ! Je termine mon idée ... ...et se forme, oui, une sorte de structure en couches. Chaque nouvelle coulée de la pâte se superpose à la couche ancienne, les couches ne se ne détruisent pas, mais s’entassent. Remarque bien, une disparition n’est pas une destruction ! La mort est seulement un recouvrement du vieux.
- Bien sûr. Lors de notre expérience de pensée, te souviens-tu, tu passais d’une chambre à l’autre ; pour moi, tu disparaissais, mais, toi, tu ne périssais pas !
- Peut-être le vieux se déplace-t-il dans le monde de l’inconnu ?
- Ha ! En effet, dans notre modèle, tout se passe comme si le vieux retournait dans le monde N.
- Peut-être, mais seulement après un certain temps. Oui, c’est le temps qui est ce facteur qui intervient ...
- Arol ! Attention à ce que je vais dire ! Dans cette situation, il peut arriver que ce qui sort du tube soit un « vieux » qui a été couvert d’une épaisse couche de « nouveau », une couche si épaisse que le vieux disparaît.
- A condition que l’ouverture du tube soit suffisamment grande pour que ce paquet y passe ... Non, je pense que le « nouveau » est un « vieux » décomposé en petits morceaux qui passent même par une petite ouverture du tube.
- Oui, tu as raison. Le « nouveau » est créé par la transformation du « vieux ».
- Jusqu’où peut-il aller ? Une transformation totale ? Est-elle possible ? Est-ce que le « nouveau », même à l’infini, peut devenir totalement nouveau ?
- Oh ! Arol, ma tête tourne, vraiment, c’est extraordinaire de réfléchir sur tout cela. Après ce que l’on a dit, j’ai des milliers d’idées, des solutions à mes problèmes et à mes questions.
- Mon cher An, c’est évident ! La nouvelle pâte couvre l’ancienne - une nouvelle couche se forme, les idées apparaissent. Des couches successives se fondent ensemble et, quelque part en profondeur, la structure en couches disparaît, les couches s’unissent, la différentiation diminue ... Oui ... La complexité diminue. Une matière homogène et « unie » se crée, un seul type de pâte.
- Et là, tu as probablement raison : puisque le « nouveau » provient toujours du « vieux », jamais il ne peut devenir entièrement nouveau.
- Il s’en approche, certes, mais théoriquement parlant, jamais il n’atteindra la perfection !
- Et cela est le contenu du tube. O ! Arol ! Comme c’est clair ! L’inconnu dans le tube est homogène, presque uniforme, uni, avec une addition microscopique de vieux. Bien sûr, l’inconnu se crée par une désintégration du connu : c’est le retour dans le tube, dans le monde N.
- Il semble en être ainsi. Mais, attends, une idée me vient. Cette désintégration du connu est la réduction de la complexité ... Attends ... Qu’est-ce que je voulais dire ... Ah, oui ... C’est cela ... Une désintégration du connu devrait être accompagnée d’un dégagement d’énergie ...
- D’accord, c’est sûrement comme cela. Seulement, à quelle forme d’énergie peut-on s’attendre ? Et quel rapport avec notre tube ? D’ailleurs, l’énergie est un nouveau concept dans notre modèle. Laissons-la pour plus tard, sans doute va-t-elle apparaître dans toute sa splendeur. Elle - la vedette de tout discours sur la réalité.
- Tu as raison, An. Pour me racheter de cette chute énergétique, à présent, je vais formuler une question qui nous permettra de produire un peu de nouvelle matière. La voilà : Quels sont les facteurs provoquant la désintégration du « connu » en « l’inconnu » homogène ?
- Ça va. Il est bon de savoir de quoi l’on parle. Pour répondre à ta question, examinons d’abord quels éléments participent au processus de désintégration.
- Nous avons le « connu », le tout dernier, juste ce que l’on vient de connaître.
- Nous avons le « connu un peu plus vieux », un peu oublié, donc un peu moins connu et, bien sûr, le bon « vieux connu » - presque inconnu. A part cela ... Non ... Rien d’autre. Seulement et uniquement le « connu » de différents « âges ». Non, je ne vois rien d’autre.
- Et comment cela ! Tu parles et tu ne sais même pas de quoi. An ! An ! Et qui a dit « de différents âges » ? Hein ? L’âge, n’est-il pas le temps ? Voilà le premier facteur intervenant dans la désintégration du connu et, l’espace indispensable pour contenir le « connu » résultant de la cognition est, sans doute, le deuxième.
- D’accord. Cependant, n’est-ce pas trop facile, ce que nous venons de dire ? Trop simple ? J’avoue, en tout cas, que c’est beau ... La destruction du connu qui crée un connu un peu moins connu accompagné de ce « quelque
chose » sous la forme de temps et d’espace ! Mais, ici, une petite remarque : le connu est toujours relatif, local, appartenant au tube qui le produit. Mon connu est différent du tien.
- Juste. Evidemment, cette remarque est générale, elle concerne le temps et l’espace toujours subjectifs, locaux.
- Pourtant, il y’a encore une chose qui n’est pas claire. Je ne suis pas tout à fait certain de ceci : le temps et l’espace sont-ils créés par la désintégration du connu ou naissent-ils au moment de la sortie de la matière du tube. Qu’en penses-tu, Arol ?
- Bah ! Moi, je pense que le temps et l’espace sont créés là où se réalise la transmutation de l’inconnu en connu, donc, juste à la sortie du tube.
- C’est très probable. L’inconnu, l’intérieur du tube, c’est la pâte en état d’union qui ne se désintègre plus car, justement, elle n’a ni le temps, ni l’espace. D’ailleurs, elle n’a aucune raison de les avoir puisque là, dans le tube, on n’a pas besoin de conserver quoique ce soit : il n’y a pas de « connu ».
- Alors, dans le tube, il n’y a ni temps ni espace ...
- Arol, peut-être ne t’en rends-tu pas compte, mais ce que nous venons de dire signifie que le temps et l’espace sont les attributs du connu ! J’en suis convaincu, ce sont l’observation, la cognition qui les créent. L’espace conserve, protège le précieux connu-connaissance dévoilé, alors que le temps est le germe de sa mort, assure sa désintégration. Tout se passe comme si le connu contenait en lui deux forces : l’espace manifestant la tendance à la conservation de son état et le temps, voulant le détruire ...
- An ! An ! Je vois ! Le connu nouvellement créé, dans une coquille faite d’espace, contient en lui un germe de sa propre destruction ... le temps ...
- C’est inouï ; déjà au moment de la naissance, il commence à mourir ; son temps commence le vol vers l’infini, vers l’éternité, alors que l’espace, en s’y opposant, se renferme. Oui, la naissance est un changement, un mouvement, un saut infiniment significatif ... Un transfert du vide vers le temps et l’espace...
- Ufff ! Je ne sais pas si c’est assez clair dans nos esprits mais, pour le moment, que ces concepts nous servent d’hypothèse de travail.
- Cher Arol, et si nous nous reposions un petit peu ?
- Ah ! C’est une idée géniale. Déjà depuis un certain temps, je ressens un grand besoin de changement : changer « quelque chose », toujours le tube, connu, inconnu - la concentration d’esprit sur les objets abstraits ... Il nous faut « quelque chose » de nouveau, de frais, sans temps, alors ?
- O ! C’est extrêmement simple. Jouons avec la réalité ! Appuyons sur le
tube ! Et l’on verra !
ou
toi et moi
Jouer avec la réalité - c’est en subir les conséquences.